Témoignages : Fils DES

Comment j’ai rompu le lien du malheur.

17 avril 2025

Injustice, ignorance, souffrance, colère, sont des ressentiments qui m’accompagnent depuis trop longtemps. Aujourd’hui j’ai 76 ans et je veux les partager pour adoucir ce qu’il me reste à vivre. 

J’ai un frère qui est mon aîné de 18 mois et pour lequel maman a subi en 1947 une césarienne, je précise cela parce que ce malheureux évènement sera déterminant pour le reste de ma vie. J’ai eu quelques années plus tard un autre frère. 

A 23 ans au cours d’un voyage j’ai fait la connaissance d’une jeune femme qui après quelque temps est venue me rejoindre en France et, grâce à une carte de séjour a pu trouver un emploi. Après un an de vie commune, nous nous sommes mariés en 1974 . Nous avons fait construire notre maison et, très vite, ne manquant de rien, nous avons envisagé la venue d’un enfant. Mais après quelques années, l’enfant attendu n’est pas venu. 

Terrible épreuve. Que d’injustices, que de fatalités, que de souffrances, de pleurs, de déchirures au travers de phases successives de folles excitations, de sombres désespoirs, de tristes résignations.

Mon couple se déchire, se perd, se retrouve ballotté au sein d’un océan de difficultés. Sa sexualité en prend un coup sévère quand elle est suspendue aux ordres d’un thermomètre dictateur ou perdue dans de savants calculs dictés par un gynécologue.

Arrivent de nombreux traitements et consultations de tous genres : 

  • pour moi d’abord, parce que c’est plus facile et moins douloureux pour l’homme,
  • puis pour ma femme, parce qu’ils n’ont rien trouvé pour moi,
  • puis à nouveau pour moi, parce que pour ma femme tout va bien.

Enfin les spécialistes nous annoncent que je suis stérile (malformation des spermatozoïdes). 

Ce choc en cette année 1979… Cette révélation me bouleverse, je n’ai plus de repères, je ne comprends plus le sens de ma vie, je suis un handicapé. Quand j’étais plus jeune, j’étais volontaire dans notre diocèse pour accompagner à Lourdes les jeunes handicapés de ma région. Je les connaissais bien et pourtant je n’imaginais ni leur souffrance, ni leur révolte. Je crois que depuis ce jour, je suis plus proche d’eux. 

Mon médecin fait ce qu’il peut pour éviter que je sombre, mais c’est difficile d’aider une personne quand on n’a pas soi-même vécu une telle déchirure. 

Toi Doc, je t’aime beaucoup, mais tu ne sais pas de quoi tu parles et tes études n’y changeront rien. Regarde : à celui-ci, il manque des doigts et celui là a une jambe de bois ; il y a le handicap que l’on voit et il y a l’autre, le sournois : celui qui te fait croire que tout va bien, que tu as tout ce qu’il faut et qui se manifeste en détruisant tout autour de toi, celui qui te fait passer pour un être inférieur et te fait regretter d’avoir entendu ces paroles divines :  « allez, semez et engendrez la terre ».

Il y a ceux en qui tu as toute confiance qui te disent : « non ce n’est pas possible tu nous dis des bêtises, tes frères n’ont pas de problèmes » :le père est trop fier pour être responsable.

Et puis il y a les cons qui te disent : « si tu ne peux pas, présente nous ta femme ». (Peut-être devrait-on apprendre à ces gens là la différence entre impuissance et stérilité ). 

Tu vois Doc, avec une jambe de bois je connaîtrais le fruit de mon sang et n’aurais pas ces tourments. 

Enfin il y a le curé, celui qui si souvent dit être ton ami et qui te dit de prier. Alors je prie :  « Seigneur si ici bas, en ton nom je ne puis procréer dis moi quelle est ma mission, à chacun de tes enfants tu donnes les fruits de la vie ; ne me laisse pas au bord du fossé ».

Ma femme pleure en pensant à son avenir ; qu’allons nous faire de notre vie ? Je me sens coupable de son malheur, je me dis que je n’ai pas le droit de détruire sa vie. 

1980 : L’année de la déchirure, ma femme et moi décidons de reprendre chacun notre route, je me dis qu’elle a le droit d’avoir une vie normale, je refuse l’insémination artificielle qu’elle me propose et j’encourage le divorce. Elle repart dans son pays et notre mariage est dissous. Malgré cela nous continuons à nous voir souvent et nous passons nos vacances ensemble, jusqu’à ce que finalement, nous cessons de nous voir. Je sais qu’elle s’est remariée en 1992. Je ne sais pas si elle a eu des enfants.

Après des analyses faites au laboratoire (Inglais) à Paris, et à leur demande, je mène une enquête auprès de mes parents pour obtenir une possible explication. Je profite d’un repas en famille avec mes frères pour annoncer à tous ces tristes nouvelles. 

Hélas, aucune compassion. Très vite une ambiance terrible, tous me prennent pour un menteur et mon père me met à la porte.

La famille ne m ‘a pas toute rejeté, une cousine de mon âge très proche de moi m’a tendu la main. Elle même étant stérile, il est plus aisé de partager nos souffrances et nos questions.

Il me reste bien quelques amis mais je ne veux pas leur offrir ma déprime.

« Non, je n’irai pas chez vous ce soir, car ma tristesse est contagieuse et serait chez vous bien malencontreuse »

Aussi , aux invitations, je dis toujours oui mais jamais ne réponds et c’est souvent par prétexte que je me détache de ceux qui me sont agréables. 

Je vis une grande révolte, une grande colère. Je marche dans les rues cherchant un regard plus tendre que les autres, mais dans les rues il y a tant de vitrines plus attirantes que ma trombine ! Alors je fuis les gens, je vais seul dans les bois et armé d’un bâton, je frappe les arbres en criant pour exorciser ma colère. 

« Seigneur j’ai trop navigué sur cette galère, que vienne enfin mon port. Tout cet amour au fond de mon cœur je veux le donner pour en recevoir en retour. » 

« Va ton chemin, va ton destin, nul ne peut vivre sans amour. Il est pour toi quelque part un coin de ciel bleu. Regarde du bout de mon doigt la coccinelle qui s’en va, il fera beau demain. Tu es un oiseau blessé d’un coup au cœur, qu’un amour plus grand peut guérir ».

Même si l’ambiance est mauvaise, maman a toujours été présente et j’ai pu parler avec elle de mon problème. Elle m’a appris que j’avais une autre cousine, de quelques mois mon aînée, qui ne pourrait pas avoir d’enfant. Elle m’a appris aussi que elle, sa sœur et sa belle-sœur avaient le même médecin et qu’elles avaient eu le même traitement durant leur grossesse, sans pouvoir me dire le nom de ce traitement  juste quelque chose comme Tilbène » .  Bien sûr, elle n’avait gardé aucune ordonnance. 

1983 : je fais la connaissance d’une jeune femme et de sa petite fille. 

Elle représente la vision de ce que pourrait être ma vie, je sens bien qu’elle s’intéresse à moi elle aussi, mais qu’ai-je à lui offrir ? Me voilà de nouveau très perturbé et je n’ai personne de confiance pour en parler. Ce n’est plus possible, ce n’est pas moi, ce n’est pas la vie dont j’ai rêvé. Le temps efface les souvenirs mais le temps efface aussi la vie.

« Seigneur qui me redonnera le temps perdu ? » 

«  Est-ce toi qui m’appelles ? » « Quel est ton problème ? » « Tu n’avais rien à me dire ni rien à me demander, aujourd’hui tu es malheureux alors tu implores le bon Dieu . » 

A cette jeune femme, je dis qui je suis, ce qu’est ma vie et je lui avoue mon problème. Il m’en coûte, n’en n’ayant jamais parlé ouvertement à une femme pour qui j’ai des sentiments mais je veux être honnête. Elle me répond que ce n’est pas important pour elle parce qu’elle a déjà un enfant. Une histoire commence….

A la vue de cette jeune femme et de son enfant j’ai retrouvé la lumière dans les yeux de maman. Mais hélas maman n’est plus aujourd’hui. Voilà j’ai perdu maman, j’ai perdu ma famille, ils m’ont fait beaucoup de mal, je dors mal, j’ai mal dans la poitrine. 

Septembre 2004. Je n’ai pas vu mon père depuis des mois, je prends trois jours de congé et je vais le voir. Je l’emmène en balade en forêt , je fais tout pour lui faire plaisir et pour que tout se passe bien : Il a un cancer et souffre de son ventre. 

Le troisième jour, sans savoir pourquoi les reproches et les disputes arrivent. Il me dit « je n’ai jamais pu te supporter ». Il me dit que je n’étais pas le bienvenu après la césarienne que maman avait eu pour la naissance de mon frère aîné. 

Je connais maintenant la cause de mes tourments, pourquoi je suis si mal avec mon père, pourquoi j’ai vécu dans la peur, pourquoi je suis stérile. 

Pour cela, il faut revenir au premier accouchement de maman, un accouchement qui se passe mal, qui nécessite une césarienne et dans ces années d’avant 1950, de plus dans ces petits hôpitaux de province, une telle opération n’est pas sans risques pour les mamans. 

Je peux comprendre pourquoi les médecins n’ont pas conseillé un autre enfant et je peux aussi comprendre la peur de mes parents, quand un an plus tard, maman a été enceinte de moi ! à cette époque il n’y avait ni contraception ni avortement. 

Durant neuf mois maman m’a porté la peur au ventre et j’ai hérité de cette peur contre laquelle j’ai dû me battre toute ma vie. 

A cette époque pour éviter les complications, le médecin donnait à maman un médicament du nom de : DISTILBENE, mais 20 ans plus tard la médecine a compris que ce médicament rendait stérile les enfants filles et garçons. 

« J’ai maudit Dieu que Dieu me pardonne, je suis victime des hommes.

Pour un mauvais médicament qu’un docteur a donné à ma maman,

je suis privé du sens même de la vie, je suis celui avec qui cesse la vie.

Mais un coucou m’a abandonné sa petite et puisque stérile était mon nid

j’ai pris la petite pour ensemble anéantir nos peurs,

pour ensemble vivre le sourire au cœur ». 

Mais non mon histoire n’est pas finie, je ne condamne personne mais je me révolte contre ceux qui gomment à l’IVG et qui se donnent le droit de recommencer. Contre ceux qui créent au bord d’un fossé et qui s’empressent d’abandonner. 

Il y a ceux qui crient leur colère et pour qui la vie est un enfer. Il y a ceux qui en appellent à Lucifer quant avec Dieu il n’y a plus rien à faire. Il y a ceux qui désespèrent et qui pourtant méritent d’être père. 

Et je me révolte aussi contre ceux qui ont dit que j’étais le père et c’était là ma gloire, mais à leurs yeux, je ne suis que le beau-père, à mon grand désespoir. Ils m’ont dit : « c’est le lien du cœur le plus beau et le plus grand ». Mais, quand l’amour est déserteur, j’ai compris qu’à l’absent reste le lien du sang ; au beau-père, restent les pleurs.

Ma compagne me parle souvent du désir d’un autre enfant. Chaque fois qu’elle m’en parle cela me renvoie à du déjà vécu, je comprends mais, que faire ? L’expérience que je vis avec sa petite est si forte qu’elle me donne à moi aussi le désir d’un autre enfant. 

Notre petite étant devenue une ado, nous pensons qu’elle est apte à partager ce sujet qui ne peut être que la possibilité d’une adoption.

1994 : nous constituons un dossier d’adoption mais d’abord ma compagne et moi nous nous marions. C’est le début d’une grande aventure dans laquelle il faut beaucoup de volonté et d’amour, parce que la route est longue et fastidieuse. C’est une épreuve interminable. Enfin après quatre années d’attente, la réponse est favorable. Nous aurons une petite fille de 3 ans que nous irons chercher tous les 3 de l’autre coté de la Terre. J’aurai alors 50 ans.

Je ne serai jamais le père, mais je suis le Papa. J’ai adopté deux petites filles, j’aime mes filles et j’espère qu’elles retiendront que si je n’ai pas été l’individu mâle de passage appelé père, j’ai été l’être permanent, capable d’aimer, appelé Papa. 

Au terme de ma vie, je veux avoir le sentiment d’avoir construit quelque chose de bien, moi qui n’attendais plus rien. 

Je veux avoir le sentiment qu’à partir de petits morceaux j’ai fait quelque chose de beau. 

Je veux avoir le sentiment d’avoir fait de beaux enfants même s’ils ne sont pas de mon sang. 

Je veux avoir le sentiment d’une légitimité reconnue par mon engagement. 

Je veux croire avoir fait les choses, bien ou mal, mais par amour.

« Bonheur on te cherche en Dieu, en l’homme et les choses, on te met en vers, on te met en prose, mais nul jamais ne sait où tu reposes ».

Après ces évènements, le bonheur, je l’ai beaucoup cherché, je pensais que je n’y avais pas droit, que je resterais lié à mon malheur, mais aujourd’hui j’ai découvert que le bonheur peut s’inventer, qu’il peut se construire, se créer aussi bien dans la joie que dans la souffrance, je le sais parce que je l’ai construit jour après jour en créant une famille faite de petits morceaux assemblés avec le cœur et l’esprit, une famille qui n’a rien à envier à toutes ces familles faites de hasards.

Guillaume